Michael Roy, « Le pari du Mont-Gabriel », Le Devoir [de Montréal] (25 août 1975)


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Date: 1975-08-25
Par: Michel Roy (Le Devoir)
Citation: Michel Roy, « Le pari du Mont-Gabriel », Le Devoir [de Montréal] (25 août 1975).
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Privy Council Office Bureau du Conseil privé
PRESS CLIPPINGS COUPURES DE JOURNAUX

Name of Publication Nom de la publication
Le Devoir

Date
AUG 25 1975

Le pari du Mont-Gabriel

C’est au colloque du Mont-Orford, en août
1973, à peine deux mois avant les élections gé-
nerales, que M. Bourassa avait lancé son slo-
gan de la souveraineté culturelle. Deux ans
plus tard, profitant d’un autre colloque orga-
nisé par son Parti ce week-end au Mont-
Gabriel, le premier ministre a exposé avec
une certaine clarté les objectifs qu’il cherche
à atteindre derrière cette formule. Pour la
première fois, il a transposé en termes
concrets et constitutionnels le sens d’une dé-
marche que l’abus des équivoques et des mots
avait rendue incompréhensible, presque para-
doxale.

M. Bourassa annonce en somme que le ra-
patriement de la constitution et l’adoption
d’une formule d’amendement, cette double
opération que M. Trudeau tente de réaliser
avec acharnement mais qui s’est à ce jour ré-
velee impraticable, ne seront acceptables
pour le Québec qu’à la condition que celuici
se voit explicitement reconnaître le pouvoir et
les moyens de garantir les droits de ce peuple
à la culture française. Le premier ministre in-
dique les trois secteurs dans lesquels ces ou-
voirs lui paraissent indispensables: le déve-
loppement et la protection de la langue, les
communications et l’immigration.

Le premier ministre a aussi rappelé les rai-
sons qui l’ont amené à formuler cette exi-
gence au nom du Québec: le développement
des moyens de communication modernes, la
situation de notre taux de natalité et la diffi-
culté croissante d’intégration des immigrants
comportent en eux-mêmes des risques évi-
dents pour l’avenir de notre collectivité. Et il
ajoute: « Face à cette situation nouvelle, la
question qui se pose est de savoir si le Québec
eut s’en remettre a d’autres pour décider de
a façon dont nous devons faire face aux chan-
gements survenus et à ceux qui s’annoncent, »

Soucieux enfin de rassurer l’équipe québé-
coise qui dirige ce pays à Ottawa, M. Bou-
rassa tient aussi à préciser que la bonne foi ou
l’action des hommes en place au niveau fédé-
ral n’est pas en cause, ni même les mérites
d’une éventuelle relève. Le problème, sou-
ligne M. Bourassa, est au niveau des faits.
« Quand nous parlons de souveraineté cultu-
relle du Québec, nous ne cherchons pas de ga-
rantie contré les personnes, nous cherchons à
protéger pour l’avenir les droits d’un peuple. »

A lire le discours que vient deprononcer
M. Bourassa au Mont-Gabrlel et à entendre
les explications qu’il a données par la suite en
conférence de presse, on peut conclure que le
premier ministre veut obtenir, non pas la
« souveraineté culturelle (ce mot prêtera
toujours à confusion en régime fédéral), mais
plutôt des garanties, inscrites dans la Consti-
tution, à l’égard des droits culturels d’une col-
lectivité. On pourrait reprendre ici l’expres-
sion de « sécurité culturelle », étant entendu
qu’il ne s’agit pas our le Québec d’interdire
aux institutions culturelles fédérales (Conseil
des arts, Radio-Canada, etc.) de subvention-
ner la création, de soutenir des initiatives ar-
tistiques, d’octroyer des bourses, pas plus
qu’il ne pourrait l’interdire à la Fondation
Ford.

On ne manquera pas de noter d’autre part
avec quelle insistance M. Bourassa a déclaré
ensuite devant la presse que le Québec ne
peut s’en remettre, pour obtenir les garanties
qu’il sollicite, à un gouvernement (celui d’Ot-
tawa) redevable à une autre majorité.

Nous touchons là l’essentiel du problème
que le chef du gouvernement a posé en ter-
mes très nets hier. En effet, s’il obéit à toutes
les exigences de sa logique, M. Bourassa
devra éventuellement réclamer pour le Qué-
bec un droit de veto au sein du Conseil de la
radio-télévision canadienne chaque fois que
cet organisme fédéral voudra octroyer des
permis d’exploitation de stations de radio et
de télévision, ou d’antennes et de câblodistri-
bution; droit de veto également à l’égard de
toute décision ou de toute politique arretées
par Radio-Canada et qui ne seraient pas con-
formes à l’idée que se fait le gouvernement
du Québec du rôle culturel de cette société
d’Etat. Et ainsi de suite pour d’autres orga-
nismes, exception étant faite des subventions,
allocations, bourses et autres programmes de
soutien à la création.

En exposant comme il vient de le faire ses
objectifs constitutionnels dans le domaine
culturel (car il en existe d’autres qui seront
communiqués ultérieurement, n’en doutons
pas), M. Bourassa étale du même coup ses
profondes divergences avec le gouvernement
fédéral, particulièrement avec les Québécois
qui occupent à Ottawa la place que l’on sait.

MM Trudeau, Pelletier et Marchand ont
fait il y a 10 ans un pari dont l’esprit est dia-
metra ement opposé à la thèse que M. Bou-
rassa s’engage maintenant à défendre sur le
front constitutionnel. Ils ont proclamé et sou-
tenu sans désarmer que le gouvernement
central doit assumer en totalité toutes les res-
ponsabilités que la constitution lui reconnaît,
sans exclure les compétences de caractère
culturel. Ils se sont de la sorte déclarés irré-
ductiblement opposés à toute forme de statut
articulier. Ils ont pris la résolution de dé-
endre et de promouvoir les droits linguisti-
ques et culturels.

On ne dénombre plus les déclarations de M.
Trudeau sur cette question. Les garanties que
réclame le Québec, Ottawa est la pour les lui
offrir dans le domaine de ses com étences;
les pouvoirs que revendique le Québec pour
assurer sa personnalité culturelle, Ottawa ne
négligera pas de les exercer lorsqu’ils relèvent
de sa juridiction; pour le reste, il incombe au
Québec d’assumer pleinement les responsabi-
lités qui lui sont reconnues. Les francophones
sont à Ottawa autant pour défendre le Québec
que les autres provinces, répète souvent le
premier ministre du Canada.

Or voici que M. Bourassa remet en cause
cette problematique. C’est pourquoi le dis-
cours qu’il vient de faire au ont-Gabriel est
capital et risque, à la limite, de modifier toute
la conjoncture politique au Québec. Quand il
prétend que l’équipe actuellementen place à
Ottawa le rassure tout à fait mais qu’il lui
faut bien penser à l’avenir, c’est-à-dire à des
lendemains moins libéraux et moins fran-
cophones, il s’attaque a toute la conception
du fédéralisme que M. Trudeau s’est
employé à faire prévaloir depuis 1965 et en
vertu de laquelle, sans égard aux hommes qui
l’animent, c’est le système fédéral lui-meme
qui est conçu pour protéger et promouvoir la
personnalité culturelle du Québec.

Si M. Bourassa, qui connaît parfaitementle
contexte actuel du fédéralisme et les convic-
tions politiques de M. Trudeau, a quand
même voulu courir le risque d’affronter le
premier ministre du Canada sur le champ de
bataille constitutionnel, c’est qu’il a sûrement
d’excellentes raisons et, il faut le croire, une
stratégie.

On peut retenir ici diverses hypothèses,
mais la plus plausible semble reposer sur les
récentes analyses que M. Bourassa et son en-
tourage ont tirées de la situation politique et
sociale du Québec.

Tout se passe en effet comme si le premier
ministre avait acquis la conviction que le Qué-
bec allait, à plus ou moins longue échéance,
basculer dans l’indépendance à moins que son
gouvernement ne décide de prendre à sa
charge l’une des dimensiohs du nationalisme
qui s’exprime très fortement au Québec. As-
sez confusément depuis 1970, plus clairement
depuis quelques mois, M. Bourassa rêve
d’une nouvele forme de fédéralisme, a pa-
rentée à la thèse confédérale dont M. L’Allier
est le plus illustre défenseur, et qui confére-
rait au Québec une très large autonomie cul-
turelle à laquelle il donne volontiers le nom
de souveraineté. ll voudrait de la sorte enle-
ver au Parti québécois l’indiscutable pouvoir
de séduction qu’il exerce sur la jeunesse, les
intellectuels e une fraction importante de la
classe moyenne. M. Bourassa a bon espoir
qu’en agissant de a sorte, il parviendra à
maintenir le lien fédéral auquel il attache une
valeur vitale pour le développement économi-
que.

C’est l’idée dont il s’efforce de convaincre
ses interlocuteurs fédéraux. Il n’y a pas réussi
jusqu’à maintenant. Et il est douteux qu’il y
parvienne dans ses conversations privées. Il a
donc pris le parti d’engager publiquement le
combat, d’énumérer froidement ses objectifs
constitutionnels.

Avant de porter un jugement sur l’affronte-
ment inattendu qui s’annonce, il reste à voir
jusqu’où M. Trudeau veut aller sur la voie des
concessions de caractère constitutionnel sans
compromettre sa conception du fédéralisme,
et jusqu’où M. Bourassa sera disposé à retrai-
ter sans toutefois renoncer aux principaux ob-
jectifs qu’il vient de proclamer.

Michel ROY

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