Note de Jean Chrétien à tous les membres du caucus, La Charte des droits et la clause non obstante (17 novembre 1981)
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Date: 1981-11-17
Par: Jean Chrétien, Ministère de la Justice
Citation: Note de L’honorable Jean Chrétien à tous les membres du caucus, La Charte des droits et la clause non obstante (17 novembre 1981).
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Ministère de la Justice Canada
le 17 novembre 1981
Note à l’intention de tous les membres du caucus
De: L’honorable Jean Chrétien
La Charte des droits et la clause non obstance.
Ce document vise à expliquer les effets de l’insertion d’une clause non obstante (dérogatoire) dans la Charte canadienne des droits et libertés.
Il faut d’abord comprendre que toute la Charte des droits sera enchâssée dans la Constitution, et qu’aucune province ne pourra, en ce qui concerne toute disposition de la Charte, exercer un droit de retrait. L’entente conclue entre le Premier ministre et les neuf premiers ministres provinciaux n’affaiblit aucunement la Charte. Les droits démocratiques, les libertés fondamentales, la liberté de circulation et d’établissement, les garanties juridiques et les droits linguistiques sont tous enchâssés dans la Constitution et s’appliquent à travers le pays.
Le Premier ministre et les premiers ministres provinciaux se sont entendus sur une soupape de sureté qui ne sera probablement jamais utilisée sauf, dans des circonstances non controversées, ou le Parlement ou les assemblées législatives pourront déroger à certains articles de la Charte. Une clause dérogatoire a pour but d’assurer suffisamment de souplesse pour que les législatures, plutôt que les juges, aient le dernier mot en ce qui a trait aux grandes questions d’intérêt public.
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La clause dérogatoire dans la Charte des droits exigera toutefois qu’une loi énonce de façon spécifique qu’elle s’applique, en tout ou en partie, nonobstant un article particulier de la Charte. Une telle loi est abrogée automatiquement après cinq ans, à moins qu’elle soit adoptée de nouveau par une législature. Cette disposition a d’abord pour effet de rendre très difficile, au plan politique, la présentation par un gouvernement, sans raison valable, d’une mesure qui s’appliquerait nonobstant la Charte des droits. Elle a aussi pour effet, en fixant une durée maximum de cinq ans, de contrôler, dans une certaine mesure, le recours une clause dérogatoire et elle permet de tenir un débat public sur les avantages du maintien d’une dérogation.
Il est important de se rappeler que la notion de clause dérogatoire n’est pas nouvelle au Canada. L’expérience a montré que rarement a-t-on eu recours à cette clause. De plus, lorsqu’on y avait recours, elle n’était habituellement pas controversée. L’Alberta Bill of Rights, adopté en 1972, comprend une clause dérogatoire. Il en est de même du Saskatchewan Human Rights Code de 1979, mais, dans les deux cas, la clause dérogatoire n’a jamais servi.
La Déclaration canadienne des droits, adoptée en 1960 par M. Diefenbaker, comprend aussi une clause dérogatoire. Depuis vingt ans, on ne s’en est servi qu’à une seule reprise, soit dans la Loi concernant l’ordre public, adoptée en novembre 1970, au lendemain de la Crise d’octobre. Les dispositions de cette Loi, qui dérogeaient la Déclaration canadienne des droits, ont cessé d’être en vigueur moins de six mois plus tard, soit le 30 avril 1971.
On retrouve dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (1975) une clause dérogatoire dont on s’est servi à maintes reprises, sans la moindre controverse. Les exemples suivants permettent de voir comment une clause dérogatoire peut s’appliquer à la nouvelle Charte constitutionnelle.
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Ainsi, malgré les dispositions de la Charte québécoise garantissant l’égalité devant la loi, la Loi sur les jurés énonce qu’un avocat ne peut faire partie d’un jury. En dépit de la garantie d’une audition publique stipulée dans la Charte québécoise, la Loi sur la protection de la jeunesse prévoit des cas ou le Tribunal de la jeunesse peut siéger à huis clos. Malgré la protection qu’accorde la Charte québécoise au secret professionnel, le Code de la sécurité routière exige d’un médecin qu’il transmette à la Régie des véhicules automobiles le nom d’un patient qui n’est pas en mesure, du point de vue médical, de conduire un véhicule.
Ces exemples montrent les avantages d’une clause dérogatoire sur l’application rigoureuse d’une charte qui pourrait autrement donner des résultats absurdes. En ce qui concerne le Québec, il faut aussi se rappeler le projet initial de la Loi 101 dont les dispositions auraient été en vigueur nonobstant la Charte québécoise des droits et libertés. Dans ce domaine des plus controversés, les pressions de la population ont obligé le gouvernement du Québec à retirer la clause dérogatoire du projet de loi.
L’histoire du recours à la clause dérogatoire et le besoin de se donner une soupape de sureté pour corriger des situations absurdes sans devoir obtenir des modifications à la Constitution ont amené trois éminents défenseurs des libertés civiles à favoriser l’insertion d’une clause dérogatoire dans la Charte des droits.
The Montreal Gazette citait comme suit, le 7 novembre 1981, M. Allan Borovoy, avocat-conseil de l’Association canadienne des libertés civiles: « Nous sommes fort soulagés. Ils n’ont pas affaibli la Charte ». Il devait poursuivre:
« Le processus traduit l’union subtile d’une notion de charte des droits et d’une démocratie parlementaire. Il en résulte une Charte solide, munie d’une soupape de sureté à l’intention des législatures. La clause « nonobstant » servira de drapeau rouge à l’Opposition et à la presse. Elle rendra difficile, au plan politique, la dérogation à la Charte par un gouvernement. De telles difficultés assurent suffisamment la protection de la Charte. »
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M. Gordon Fairweather, président de la Commission canadienne des droits de la personne, a déclaré: « Je n’ai pas l’intention aujourd’hui d’être très critique. Je suis trop heureux des événements. » (The Montreal Gazette, le 7 novembre 1981).
M. Fairweather a affirmé que la clause dérogatoire servirait aussi peu qu’une clause de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique permettant encore Ottawa, du moins en théorie, de désavouer une loi provinciale. Faisant référence l’opposition de longue date des provinces l’enchâssement des droits, M. Fairweather a ajouté: « Le clan des non s’est transformé en clan des oui! »
Le professeur Walter Tarnopolsky est un des anciens présidents de l’Association canadienne des libertés civiles et il est considéré comme un expert international en matière de chartes des droits. Il est d’avis que la clause dérogatoire « n’est pas une mauvaise idée et pourrait même comporter plusieurs avantages. » (The Globe and Mail, le 9 novembre 1981).
En conclusion, il est entendu que le compromis entre le Premier ministre et neuf premiers ministres provinciaux conserve le principe de l’insertion d’une Charte complète et efficace dans la Constitution. Aucun droit garanti dans la version originale de la Charte n’est exclu du compromis. De fait, la Charte a été améliorée puisque l’on pourra corriger des situations imprévues sans devoir apporter des modifications la Constitution.