« Le population du Canada en l’an 2,000 », Le Devoir [de Montréal] (3 mai 1975)


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Date: 1975-05-03
Par: Jacques Henripin (Le Devoir)
Citation: « Le population du Canada en l’an 2,000 », Le Devoir [de Montréal] (3 mai 1975).
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Le Devoir
3 mai 1975

La population du Canada en l’an 2,000

La proportion des francophones baissera à 23% 95% des francophones vivront au Québec

par

JACQUES HENRIPIN

Le démographe Jacques Henripin, de l’Univer-
sité de Montréal, était le 22 avril appelé à te-
moigner à titre d’expert devant une commission
mixte du Sénat et des Communes qui examine la
politique de l’immigration du Canada. M. Henri-
pin avait été invité à résumer devant les parle-
mentaires les conclusions qu’il a tirées d’une
étude qu;il a faite pour le compte du groupe de
travail chargé de la préparation du Livre vert
Andras sur la politique d’immigration. Voici com-
ment M. Henripin a résumé les conclusions de
son travail devant la commission que président
conjointement le sénateur Maurice Riel, de
Montréal, et le député Martin O’Connell, de To-
ronto.

Il y a en pendant près d’un
siècle une stabilité remar-
quable dans le pourcentage
de francophones et
d’anglophones au Canada.
Cet équilibre était le résultat
de deux facteurs qui s’oppo-
saient. Il y a d’abord eu pen-
dant longtemps, et chacun le
sait, un grand nombre d’im-
migrants qui venaient au
pays et qui choisissaient la
langue anglaise pour eux-
mêmes ou pour leurs en-
fants. Ce facteur était
neutralisé par la superferti-
lité du groupe canadien-
français et la situation a
duré du début du Canada,
depuis 1871, jusqu’à la pé-
riode de 1951 à 1961 environ.
Cet équilibre est maintenant
rompu depuis près de 20
ans. Les immigrants arrivent
toujours au pays et la grande
majorité, près de 95 p. 100,
adoptent l’anglais des leurs
arrivée. Mais le facteur
contraire, l’ancienne super-
fécondité de la population
canadienne-française a pres-
que disparu, on peut même
dire qu’elle a pratiquement
disparu.

Deux facteurs importants
pourraient changer à l’ave-
nir cet équilibre du passé, le
rapport d’environ 30 p. 100
de francophones et 70 p. 100
d’anglophones en devenir.
Trois facteurs même pour-
raient jouer un rôle. Il peut
y avoir des différences dans
l’accroissement naturel de
chaque groupe linguistique.
L’accroissement naturel
signifie la différence entre
les naissances et les décès.
Ce facteur ne peut s’avérer
très important à l’avenir.
Comme accroissement natu-
rel est susceptible d’être à
peu près le même pour tous
actuellement et dans le fu-
ture, la différence ne serait
pas énorme dans l’impor-
tance relative de chaque
groupe.

Peu d’espoir pour
le « diaspora »

Mais il y a deux autres fac-
teurs qui peuvent être plus
déterminants dans cet équi-
libre futur. Le premier, c’est
l’effort des immigrants. 95
p. 100 d’entre eux environ
choisissent l’anglais soit
pour eux-mêmes soit pour
leur enfants; ce qui signifie
une contribution presque
exclusive au groupe
d’anglophones au pays.
L’autre facteur c’est ce qu’il
est convenu d’appeler le
transfert linguistique, où les
gens passent de leur langue
maternelle à une des deux
langues officielles du Ca-
nada. C’est le cas des im-
migrants dont la langue ini-
tiale n’est ni le français, ni
l’angalis. C’est la même
chose pour les Canadiens-
français qui demeurent à
l’extérieur de la province de
Québec. En réalité, on peut
dire que la contribution des
Canadiens d’origine
française vivant à l’extérieur
de la province de Québec est
plus importante à la langue
anglaise qu’à la langue
française. Par conséquent,
ce groupe peut augmenter
autant qu’il le veut, sa
contribution ira à la langue
anglaise. Il y a donc une dis-
parition progressive des col-
lectivités francophones à
l’extérieur du Québec et,
pourrait-on ajouter, des ré-
gions du nord du Nouveau-
Brunswick, où un grand
nombre de francohones vi-
vent ensemble. Ces fran-
cophones résistent forte-
ment à l’anglicisation et peu-
vent conserver la langue
française pendant fort long-
temps. Mais, sauf dans la
province de Québec et la ré-
gion septentrionale du
Nouveau-Brunswick, et aussi
la région frontalière de l’On-
tario et du Québec, soit Ot-
tawa et ses environs, les lo-
calités d’expression
française disparaissent
progressivement. L’adoption
de l’anglais pour ceux d’ori-
gine française suit plus ou
moins une progression géo-
métrique et, en 1971, on
s’est rendu compte qu’envi-
ron la moitié avait perdu
leur langue d’origine.

Voilà une des conclusions
de mes études. On ne peut
pas conserver beaucoup
d’espoir, semble-t-il, à la lu-
mière de ce qui s’est passé,
quant à la survivance des
communautés d’expression
française à l’extérieur du
Québec et des régions fron-
talières autour de la pro-
vince de Québec.

23% en l’an 2000

J’ai essayé de faire des
prédictions concernant l’im-
portance relative des grou-
pes linguistiques. C’est une
questions complexe à cause
des nombreux éléments qui
s’y rattachent. Il est difficile
de prédire quelle sera la
nouvelle migration d’ici l’an
2,000, par exemple. Per-
sonne ne peut la prédire.
J’ai essayé de faire des hy-
pothèse raisonnables. Le ré-
sultat c’est qu’en toute pro-
babilité il y aura vers l’an
2,000 près de 66 pour cent
des Canadiens dont la langue
maternelle sera l’anglais et
73 pour cent qui parleront
l’anglais au foyer.

Voilà des renseignements
que nous avons obtenus du
dernier recensement. Tradi-
tionnellement, nous savions
quelle était la langue mater-
nelle des Canadiens, en
1971, non seulement nous
avons su quelle était cette
langue, mais également celle
qui était la plus utilisée à la
maison. Voilà des renseigne-
ments supplémentaires.
Vous commencez avec un
groupe dont la langue
anglaise est la langue mater-
nelle, mais vous obtenez un
chiffre différent si vous
compter ceux dont l’anglais
est la langue parlée à la mai-
son. Je prédis que vers l’an
2,000 les trois quarts de la
population feront partie de
ce groupe.

Pour ce qui est des tradi-
tionalistes francophones,
nous en comptons près de 30
pour cent au pays depuis un
siècle. Vers l’an 2,000 on
n’en comptera plus que 27
pour cent dont le français
sera la langue maternelle et
probablement 23 pour cent
qui parleront françois à la
maison.

Il y a évidemment
d’autres groupes qui ont une
langue différente. Je les ai
rassemblés. Leur impor-
tance diminue progressive-
ment, car après quelques gé-
nérations, après ces groupes
finissent par choisir l’anglais
ou le français. Je pense
qu’en l’an 2,000, 13 pour
cent d’entre eux environ au-
ront une langue maternelle
autre que le français et
l’anglais, mais 4 pour cent
seulement parleront une lan-
gue autre que le français et
l’angalis à la maison. Il y a
donc ici aussi une dispari-
tion progressive des autres
langues. La proportion des
francophones diminue sen-
siblement et la proportion
des anglophones augmente
beaucoup.

Le cas de la province de
Québec est spécial et je vais
ajouter quelques remarques.
Il est plus que probable que
95 pour cent des francopho-
nes du pays vivront dans la
province de Québec vers l’an
2,000. Cela signifie plus ou
moins que si la communauté
française au Canada existe,
on la trouvera dans la pro-
vince de Québec et pas beau-
coup ailleurs. Même dans
cette province, je dois ajou-
ter que le pourcentage rela-
tif des francophones dimi-
nuera. Il diminuera pour à
peu près les mêmes raisons
qu’il diminue dans le reste
du canada. Les immigrants
au Québec choisiront aussi
l’anglais plutôt que le
français. L’accroissement
national est à peu près le
même pour tous les groupes
et le seul facteur qui peut
apporter un changement
c’est le choix de la langue
que les nouveaux arrivants
font. Même dans la province
de Québec, environ les deux
tiers de immigrants choisi-
sent l’anglais et le tiers le
français. A mon avis, si on
veut conserver aux fran-
cophones une importance
relative dans la province de
Québec, qui est la seule
place au Canada où le
français a des chances de
survie, il faudra trouver des
moyens de convaincre les
nouveaux immigrants, qui
peuvent venir de pays étran-
gers ou d’autres provinces
du Canada, de choisir le
français plutôt que l’anglais.
Je ne veux pas donner de
conseils particuliers sur les
moyens de les convaincre,
mais ce serait à mon avis la
seule façon de conserver une
importance relative à la
communauté française dans
la province de Québec.

Ce sont là les principaux
résultats de mon étude. Je
dois souligner que ces
nombreux facteurs sont dif-
ficiles à évaluer et même
difficiles à prédire. J’ai es-
sayé de ne pas être trop opti-
miste ni trop pessimiste. J’ai
tenté d’être aussi raison-
nable que possible dans mes
projections. Même si les
chiffres peuvent être mis en
doute, les tendances sont re-
lativement solides, car elles
sont fondées sur des tendan-
ces étudiées depuis de
nombreuses années déjà.

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